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Témoignage d’un membre du comité de direction, Pierre Batteau

jeudi 1er septembre 2011, par Armand

Ayant une formation d’ingénieur mais passé à l’économie et la gestion depuis trois décennies et demi, j’ai pu mieux apprécier au travers d’Eccorev les perspectives selon lesquelles chaque discipline concevait ses méthodes de recherche et en particulier entendait la notion de "risque" contenu dans notre acronyme.

Il y a une différence entre la modélisation des scientifiques et celle de l’économie et de la gestion. Dans la finance, discipline dans laquelle j’opère principalement, le risque est d’abord traité par les modèles de la décision dans l’incertitude, fondés sur une formalisation axiomatique (mathématique) de la rationalité. Cette théorisation conduit par exemple à modéliser sous forme de processus stochastiques particuliers les mouvements sur les marchés financiers. Le risque intervient aussi dans la théorie des jeux (La théorie économique du comportement devant le risque remonte à Bernouilli et a été axiomatisé par Von Neuman qui fut l’inventeur de la théorie des jeux). La statistique et l’économétrie jouent un grand rôle pour confirmer ou infirmer les propositions tirées des modèles. Peut-être en raison de cette habitude des modèles (ma formation d’ingénieur m’y a aidé), je n’ai pas éprouvé de difficultés majeures à comprendre la façon dont on les fabriquait en sciences. Mais évidemment, les hypothèses de comportements des agents sont spécifiques à l’économie-gestion et, depuis deux décennies, elles ont été enrichies considérablement par des travaux issus de la psychologie et dans cette perspective, l’écart d’avec les sciences s’est parfois agrandi.

Ce rôle central des comportements donne aux modèles économico-financiers un tour propre. Par contraste les sciences de la matière et de la vie ont évidemment une autre approche des notions d’équilibre et de rupture d’équilibre qui produisent du risque. Mais la préoccupation "positiviste" (identifier des régularités stables) est très similaire dans les deux groupes de disciplines et l’on peut donc communiquer sans barrières conceptuelles infranchissables.

Par contre, une bonne partie de mon activité passée a concerné les "sciences de gestion et du management" et qui ont beaucoup emprunté, au-delà de l’économie, à la sociologie, à l’histoire, à la psychologie et au droit. Dans ces disciplines, la production de connaissance par approches strictement "positivistes" n’est qu’une partie du tableau. Les préoccupations "normatives" sont aussi présentes, tout autant que des approches plus "constructivistes". On y apprendra par exemple le rôle des "valeurs" dans la gestion des risques environnementaux ou encore on affirmera que le risque n’est qu’un "construit social" produit de la culture. Le rôle de la statistique et du traitement de données quantitatives s’amoindrit alors et la connaissance est tirée aussi de narrations, de monographies, d’études de cas, d’analyse de discours, d’examen de jurisprudence chez les juristes etc. En un mot le "clinique", (étymologiquement : ce qui se décide au chevet du patient), tient une place importante. Nos disciplines, surtout la gestion, font ainsi coexister des recherches de statuts épistémologiques très différents et la distance entre chercheurs, les uns acteurs dans les organisations et les autres plus distants de la société réelle, est aussi grande que celle qui sépare le chirurgien du biologiste en médecine. A l’extrême, certains chercheurs en sciences de gestion et en management affirment que la connaissance et l’action ne peuvent être séparées et ne voient la première que comme une conséquence de la seconde qu’ils pratiquent en véritable outil de travail.

Pour ces chercheurs plus proches de l’action sociétale, l’écart méthodologique qui les sépare des sciences de la matière et de la vie est conséquent et le travail interdisciplinaire plus exigeant en compréhension et adaptation mutuelles.

Cependant, si dans les sciences de la matière et de la vie, l’approche positiviste domine encore largement, j’ai pu me rendre compte au travers des discussions lors de nos évaluations de projets, qu’une recherche "normative", ou "prescriptive" est de plus en plus attendue des collègues de sciences. Il ne s’agit plus seulement de comprendre le mécanisme d’un tremblement de terre et de le modéliser. Il faut aussi proposer en tirer des leçons pour l’urbanisme, pour la construction, comprendre le comportement des populations, faire de l’histoire des séismes etc. En un mot, accepter qu’une pluridisciplinarité s’installe au cœur même de la plupart des sujets traités, ce qui est par définition le rôle d’une fédération telle qu’Eccorev.

Plus qu’ils ne le mesurent eux-mêmes, une chose m’a semblé par contre rapprocher les scientifiques de la matière et de la vie et ceux venus de l’économie et des sciences de gestion : les uns et les autres opèrent le plus souvent sur des données recueillies sur le terrain plutôt que par voie expérimentale (ou par randomisation). Certes l’expérimentation tend à se développer en sciences sociales mais demeure minoritaire. L’expérimentation permet de contrôler les variables parasites et de se concentrer sur le phénomène central que l’on veut étudier alors que les données de terrain sont susceptibles de nombreuses influences parasites des variables centrales étudiées et il faut beaucoup de temps et de talent pour toutes les identifier et les trier. La randomisation peut aider à éliminer les variables tierces mais comment la pratiquer par exemple lorsqu’il s’agit de reconnaître les associations entre types de sol et de végétation ? Les outils communs aux collecteurs de données de terrain en sciences comme en sciences humaines sont alors les régressions multiples, les analyses factorielles ou les méthodes catégorielles et typologiques alors que le physicien quantique expérimentaliste qui fait tourner le LHC à Genève peut les ignorer superbement !

J’ai été aussi fortement sensibilisé par les approches des géographes : dans les disciplines qui me sont familières, la territorialisation et la localisation ne tiennent qu’une faible place. Le risque dont j’ai l’habitude est celui des marchés financiers : ce sont des espaces virtuels et leur environnement physique local n’est pas pris en compte dans la recherche (peut être a-t-on tort !)

Eccorev m’est apparu comme un véritable espace fédératif où des recherches en provenance de ces différentes sciences sont présentées à l’ensemble de la communauté et où l’on considère les différentes facettes du risque environnemental.

La science fragmente en permanence ses objets de recherche pour une compréhension de plus en plus fine de chaque domaine. La satisfaction du chercheur qui creuse inlassablement son sujet dans la course à la publication est modérée par l’évocation du vieux poème Jain de John Godfrey Saxe, où chacun des six aveugles définit l’éléphant à partir de l’organe qu’il a pu toucher de ses mains. Eccorev, a été et reste une occasion exceptionnelle de mettre en mouvement un potentiel de recherches et d’applications nouvelles répondant à des questions environnementales de première importance à l’échelle mondiale et dans lesquelles de considérables ressource seront investies.

NB : poeme de J.G. Saxe ci-dessous

The Blind men and the Elephant

It was six men of Indostan
To learning much inclined,
Who went to see the Elephant
(Though all of them were blind),
That each by observation
Might satisfy his mind.

The First approached the Elephant,
And happening to fall
Against his broad and sturdy side,
At once began to bawl :
“God bless me ! but the Elephant
Is very like a wall !”

The Second, feeling of the tusk,
Cried, -”Ho ! what have we here
So very round and smooth and sharp ?
To me ‘t is mighty clear
This wonder of an Elephant
Is very like a spear !”

The Third approached the animal,
And happening to take
The squirming trunk within his hands,
Thus boldly up and spake :
“I see,” quoth he, “the Elephant
Is very like a snake !”

The Fourth reached out his eager hand,
And felt about the knee.
“What most this wondrous beast is like
Is mighty plain,” quoth he,
“T is clear enough the Elephant
Is very like a tree !”

The Fifth, who chanced to touch the ear,
Said : “E’en the blindest man
Can tell what this resembles most ;
Deny the fact who can,
This marvel of an Elephant
Is very like a fan !”

The Sixth no sooner had begun
About the beast to grope,
Then, seizing on the swinging tail
That fell within his scope,
“I see,” quoth he, “the Elephant
Is very like a rope !”

And so these men of Indostan
Disputed loud and long,
Each in his own opinion
Exceeding stiff and strong,

Though each was partly in the right,
And all were in the wrong !

MORAL.
So oft in theologic wars,
The disputants, I ween,
Rail on in utter ignorance
Of what each other mean,
And prate about an Elephant
Not one of them has seen !